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La Fée aux sept têtes



Histoire d’une renaissance, ou conte pour adolescents…
par Emmanuelle Costet



Un village austère, des baraques de bois, un arbre fruitier… des draps qui sèchent et se balancent légèrement au vent ; une silhouette s’y encadre comme en un théâtre d’ombres, ménageant un suspense…

Un homme, marionnette mutique, mais dont on entend les pensées en voix off, entre dans sa cabane, portant tout le poids du malheur sur ses épaules… et s’affale à sa table…
Il égrène la liste de ses laideurs, de ses tares, et gémit soudain :
« Pourquoi suis-je si laid ? Pourquoi moi ?… »

Puis, on le voit plumer une poule, et les plumes et les légers duvets tombent sur le sol comme les pétales d’une marguerite effeuillée, mais au lieu que chaque pétale porte un espoir (« il m’aime, un peu, beaucoup… ») chaque plume pourrait correspondre à la litanie des parties du corps touchées par la disgrâce physique, comme pour un sort qui lui aurait été jeté, dans son pire cauchemar… - et le style de l’animation, à ce stade de la narration, empreint de douceur dans la manière dont les objets se meuvent dans les jeux de lumière, est d’une poésie intense malgré la douleur du héros de cette histoire…

À ce moment, le son d’une flûte se fait entendre, et c’est comme un espoir : en effet, l’un de ses voisins musiciens lui lance comme un oracle : « Tu es laid mais le soleil brille aussi pour toi ! Si tu as bon cœur, tu oublieras ta laideur ! ».
Mais cet éclair d’optimisme passe vite… et c’est son autre voisin, plus sombre, que l’homme laid va choisir d’écouter. Tout en dépouillant un lapin de sa peau et en le dépeçant, le second voisin lui explique qu’il est victime d’un mauvais sort, et c’est au moment où le sang de la bête ruisselle en gros plan sur l’écran, qu’il lui désigne la cause de ses maux : la Fée aux sept
têtes, qu’il va lui falloir tuer s’il veut en finir avec sa laideur !

Bêtes mortes, plumées, écorchées ou saignantes - même si l’artifice est celui d’un théâtre de marionnettes - la mise en scène d’Andréa Kiss, dans ce conte fabuleux - que l’on pourrait dire par facilité « pour enfants » ( ?) - nous introduit d’emblée dans un monde familier et pourtant mystérieux, bien connu mais immédiatement inquiétant…
On ressent très vite une impression d’ « inquiétante étrangeté » (Unheimlichkeit) , affect élaboré par Freud, quand il veut décrire un sentiment de malaise, que chacun peut expérimenter un jour ou l’autre… et qui se situe tout au bord de l’angoisse.

Et cette fée, ou ce dragon, ou ce monstre, on ne sait pas trop, vient justement chanter toutes les nuits, « avec ses sept voix » !
Ainsi l’homme laid s’endort, bientôt visité par des rêves…

Ceux-ci sont matérialisés par une technique d’écran de verre peint permettant un mouvement en surimpression, d’images en blanc et noir… et accompagnés d’une musique séraphique, la fée aux sept têtes chantant à sept voix, ce qu’on peut aussi traduire par « sur sept tons » !

À son réveil, l’homme, persuadé qu’il est en effet victime d’un sort sur lui jeté, par la fameuse fée, prend la résolution de la tuer.
Et il s’y prépare activement, fourbissant une arme, absorbant une potion et prenant une résolution pour chaque jour de la semaine… Puis il enferme ses armes dans un modeste
baluchon de laine, et se met en route, dans un paysage peint, en mouvement, donnant toujours plus au spectateur une impression de perte de la réalité…
Le travail sur le son a toute son importance, lui aussi, qui ponctue ce voyage et lui donne une épaisseur dramatique : bruits de l’eau, du vent, cris des corbeaux… Nous voici mis en condition pour entrer au pays des fées…
La seconde partie du film, qui se déroule dans une contrée magique, n’est plus traitée que picturalement.

L’image qui annonce l’entrée dans ce pays féérique est merveilleuse de grâce et de poésie :
Elle représente la grille d’entrée de ce pays, ouvrant sur des silhouettes d’arbres contorsionnées, émergeant d’un brouillard laiteux… où l’on peut voir un clin d’œil, voire un hommage au cinéaste d’animation russe Youri Norstein (dans « La Grue et le héron » par exemple) ?
Cette entrée au pays des fées est ponctuée par un chœur de voix féminines… et la voix off nous annonce que l’aube se lève – l’aube symbole de recommencement - et qu’il découvre
« la fée aux sept têtes » ; l’image, elle, dans un décalage saisissant, nous donne à voir une belle jeune femme endormie au pied d’un arbre… une femme toute simple, et non un monstre !
Or dans le miroir que lui tend la rivière, le héros croit voir les reflets de sept têtes sur lesquelles il s’acharne alors, levant son couteau…
C’est alors, nous dit la voix du conteur, que s’élèvent dans l’air de merveilleux parfums de fleurs (première approche du corps de l’autre dans la rencontre amoureuse ?) et que malgré la tête qui semble rouler dans l’abîme, malgré la blessure sanglante qui semble affecter la fée, celle-ci le prend dans ses bras et lui parle doucement…
- Quel mal t’ai-je donc fait, Humain ? lui dit-elle.
Le dessin d’Andréa Kiss s’apparente alors à celui de Chagall , avec ses étreintes d’amoureux en apesanteur !
Instantanément, le visage de l’« Humain » ainsi interpellé sourit, s’ouvre et se transforme…
- Faut-il voir là une méditation sur le pouvoir de la parole sur le corps, depuis le « sort » qui fige un destin, jusqu’à la parole aimante qui rend au sujet, quel qu’il soit, sa dignité ?...

Le héros du conte réalise alors, dans un trait d’humour, qu’il lui faut veiller sur « la tête qui reste » à la fée, et comprend que le meilleur gage de son repentir sera… l’amour !

Le conte est magnifique en lui-même… mais une simple interprétation moraliste - « si tu as bon cœur, tu oublieras ta laideur ! » - quoique louable, serait-elle capable d’expliquer l’étrange impact qu’a le film d’Andrea Kiss sur ses spectateurs ? Non…
Il semblerait qu’il résonne en nous de manière plus troublante, faisant appel à notre inconscient, peut-être parce que tout l’art de la réalisatrice consiste à ne pas illustrer à la lettre le texte du conte, mais au contraire à y ménager, à plusieurs reprises, un « hiatus » surprenant entre texte et images…
Ainsi, la description du personnage, que nous entendons, donne l’idée d’un être vraiment hideux, alors que la marionnette qu’il nous est donné de contempler est un « bonhomme » de pâte à modeler assez ordinaire… La fée aux sept têtes » n’en a jamais qu’une, sauf dans les hallucinations du héros… Et quand celui-ci, à la fin, se propose de veiller sur elle avec tout son arsenal d’armement (métaphore de ses dernières défenses psychologiques ?), nous ne sommes spectateurs que d’un tendre enlacement !

Tous ces décalages dans la mise en images déstabilisent le spectateur et l’entraînent dans un monde où la rationalité n’a plus court, un monde de visions oniriques… L’artiste, agissant là comme dans le « travail du rêve » cher à Freud, part de la métaphore du conte – « renaître dans le regard de l’autre », et l’illustre à la lettre : on voit dans les images finales, l’homme posé au cœur de l’œil de la femme et s’y métamorphoser littéralement, comme un fœtus dans sa matrice, en un être nouveau…

Depuis le début, nous assistions bien à une « tempête sous un crâne », et toute cette « féérie » renvoie bien à un combat intérieur…
Or, quelle est la période de la vie où l’être humain est particulièrement déstabilisé, et doit affronter, de par la métamorphose de son corps, le désamour de soi, voire des distorsions de son « image du corps », et l’expérience d’une « inquiétante étrangeté », telle qu’elle nous est donnée au début du film ? C’est l’adolescence…
L’adolescent souvent se déteste et se trouve laid… cela le rend agressif avec les autres, mais c’est surtout contre ses démons… intérieurs, qu’il part en guerre (sentiment d’indignité personnelle et fantasme de toute-puissance de l’autre, symbolisés ici par les « 7 têtes »).
Au terme de cette expérience de mal-être, il pourra « guérir », s’accepter, voire se sentir devenir beau, grâce à l’amour d’un autre perçu comme manquant lui aussi…

Mais peut-être ceci est-il vrai de toute histoire d’amour ??!


Nancy, lundi 5 mars 2007

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English © Jean-Philippe Salvadori, 2004-2022
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