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À propos d’Holtágban (Eaux stagnantes)



par Emmanuelle Costet


Eaux stagnantes (Holtagban), de T. Banoczki, film court d’animation hongrois (2001), se présente à nous comme un rêve en accéléré. Mais ne serait-ce pas plutôt un cauchemar ? Et l’on ne sait plus si c’est l’immersion dans une peinture en mouvement, ou la plongée dans le fil chaotique des pensées d’un conducteur de train devenu fou, qui nous impressionne le plus… mais c’est bien d’une noyade dans le flot des mots et des images qu’il s’agit, et les « eaux stagnantes » de l’effroi ont bien le dernier mot !…

Malgré la nostalgie apparente d’un monde ancien (une station balnéaire d’autrefois) qui est convoquée là, baignant dans une douce palette ocre-bleue dont la touche impressionniste n’est pas sans évoquer les visions d’un Van Gogh, la musique monocorde d’un accordéon diatonique - dont le « poussé-tiré » qui s’essouffle rend magiquement le rythme diabolique d’une locomotive qui s’emballe, nous entraîne dans une atmosphère beaucoup plus dramatique !
Le chauffeur du train, qui soliloque à perte de vue sur ses souvenirs, semble nous faire ses confidences… Et nous comprenons bientôt que la question majeure qui l’occupe est celle du viol du regard, par le réel : il en a trop vu !

En effet, loin du paradis coloré suggéré tout d’abord, qu’est-ce qui dans ce pays pouvait bien pousser tous ces gens évoqués, à s’allonger sur les rails, à s’offrir à la mort sous les roues de sa locomotive ?…
Alors un jour, il a décidé de fermer les yeux sur ce désespoir collectif, et de meurtrier involontaire qu’il était, de devenir, au prix de sa raison, l’assassin des passagers innocents qu’il transportait ce jour-là… « Il y a eu ce jour où j’ai fermé les yeux…» Il n’a pas d’explication pour son geste fou et apparemment impuni, son châtiment étant de demeurer pour toujours dans ce paysage désolé, vissé à ces rails maudits, à ce compartiment 23, le seul qui n’ait pas déraillé et où il vit désormais… tel un damné à qui est refusé le repos éternel…

C’est bien l’image du diable, de l’ange damné, qui émerge de cette œuvre hallucinée…
Tous les soirs, le personnage central de cette histoire, dont on ne connaîtra que la voix off, reçoit la visite, sous la forme d’insectes grouillants, des âmes de ceux qui voyageaient dans ce train le jour de l’accident. Et là, la charge d’angoisse est renforcée par une palette stridente opposant le rouge et un vert des plus acide !
Suicides d’;inconnus sur les rails, exécution sommaire sur la plate-forme arrière du train qu’on a à peine le temps d’entrevoir tant la caméra du réalisateur glisse vite sur les images offertes, au rythme de la mémoire affolée du narrateur… Et c’est la séquence du déraillement, brossée de manière magistrale elle aussi…

Quant aux deux malheureuses jeunes filles évoquées au début du film, qui ont eu la mauvaise idée de s’aventurer dans cette région maudite, leur présence contribue à donner au film une connotation fantastique… « Mais pourquoi diable sont-elles venues ici ? » se demande inlassablement le narrateur. « C’est bien le diable, une fatalité mortelle, qui les envoie… », semble nous suggérer l’enchaînement des images !
Et au moment où la voix obsédante du narrateur nous parle des «eaux mortes », qui dans ce coin sont au « zénith de leur beauté » - hideuse fascination de la mort ! - c’est l’image des jeunes filles que notre regard croit attraper, mais on n’en est pas sûrs, jouets que nous sommes alors de la diabolique caméra elliptique de Banoczki !
Comme si, à partir de ces meurtres involontaires premiers, « impressionnés » sur la rétine du conducteur, il ne pouvait plus y avoir comme rapport à l’autre, pour le sujet, que d’autres meurtres, dans une sorte de déchaînement de la pulsion de mort…

La problématique du regard violé pourrait ne ressortir que d’une certaine psychopathologie, évoquant la paranoïa… mais n’est-elle pas plutôt la métaphore d’une Réalité bien plus consistante ?
Celle des esprits rendus fous par un carcan historique et politique des plus écrasants… celui de la Hongrie du XXe siècle ?
Et c’est encore sous le sceau du Regard que se termine cette œuvre envoûtante, le vieil homme, souffrant de solitude, appelant de ses vœux la venue d’un autre, qui viendrait… le VOIR…


Voir Holtágban (Eaux stagnantes)


English © Jean-Philippe Salvadori, 2004-2022
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